DOCUMENTS

Le docteur Hervé Cras 
à la bataille de Dunkerque
 

Extrait de "Médecins au combat" de Marc Flament
Paris, Pygmalion, 1986, pages 13-16 



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— Merde, cette fois ça y est, on coule !
Une nouvelle explosion vient de secouer le contre-torpilleur Jaguar. Toutes les lumières se sont éteintes d'un seul coup, et le médecin de 1re classe Hervé Cras, qui a soigné deux heures plus tôt plusieurs matelots blessés lors d'une attaque aérienne, gagne le pont à tâtons.
Ce jeudi 23 mai 1940, la débâcle des troupes se poursuit dans le Nord de la France. Droit devant le navire, c'est Dunkerque et le rougeoiement des réservoirs à mazout en feu, dans la nuit.
Malgré les dégâts, c'est le calme à bord du Jaguar frappé à mort. La gîte n'est pas encore importante, une énorme colonne de vapeur s'élève à l'aplomb de la cheminée n°1. Le docteur Cras traverse ce nuage opaque et brûlant pour aller au secours de ses blessés installés à l'infirmerie et dans le poste avant.
Le Jaguar s'incline de plus en plus. Parvenu tant bien que mal à l'entrée d'une coursive, le médecin ne trouve qu'un amas de 

 
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ferraille. L'accès est impraticable. En rampant, il atteint pourtant le panneau du poste. L'échelle a disparu, le poste de T.S.F. est en miettes.
Le médecin fait l'appel des blessés qui apparaissent l'un après l'autre. Il en manque un, pulvérisé en même temps que le poste de T.S.F. Puis Cras regroupe les deux médecins auxiliaires, jeunes élèves de l'école de Bordeaux, expédiés en renfort à Dunkerque. Pleins de sang-froid, ils prennent en charge les blessés et s'occupent de les transborder sur la Monique Camille, un dragueur venu immédiatement à bâbord pour porter secours.
— Filez ! lance Cras. Moi, je vais chercher mon infirmier. Personne ne l'a vu...
Maintenant, le Jaguar s'incline dangereusement. Le médecin trouve une lampe torche, tente de gagner la coursive de l'infirmerie dont la partie avant est demeurée intacte. Sur l'arrière, tout est détruit. Son infirmier, le second maître Grappe, reste introuvable.
Arrivé sur le flanc de la brèche immense découpée dans la coque, le médecin appelle encore, s'obstine et, soudain, une faible réponse lui parvient :
— Je suis là dans l'eau, mais je ne peux pas bouger. J'ai les jambes cassées. Venez vite, docteur !
On parvient à dégager l'infirmier. Transporté à bord de la Monique Camille, il mourra malheureusement une heure plus tard…
Vers 5 heures du matin, le médecin Hervé Cras débarque ses blessés rescapés à Dunkerque. Il pense que, pour eux, tout danger est maintenant écarté.
Le 27 mai au matin, le bombardement de Dunkerque commence. Il durera quatorze heures : quinze mille bombes de tous calibres seront larguées, dont beaucoup d'incendiaires et toute la ville flambe. Dans la caserne Ronarc'h, auprès de son camarade Bacquet, médecin-major de la Marine, Cras soigne les blessés qui affluent trois cents, cinq cents, aussitôt remplacés par d'autres qui se pressent en un flot continu.
— Évacuez vos blessés sur Zuydcoote ! lui dit-on. Cela fera un peu de place ici...
Des camions les embarquent, mais il n'y a bientôt plus de véhicules. Cras s'élance alors dans les rues avoisinantes, en trouve un. Hélas, il est en panne. Il le fait réparer, rentre entre deux murs de flammes à Ronarc'h. Les blessés s'empilent en couches superposées sur la plate-forme du camion. Le poste de secours est menacé par le feu, les étages supérieurs ne vont pas tarder à s'effondrer.
— Allez, en route, on fonce !
Impossible de traverser Dunkerque et Malo, le camion prend la route qui longe le canal de Furnes et quitte la ville par le 
 

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quartier de la gare en flammes. Partout des incendies, des cadavres d'hommes et de chevaux... Des files lamentables de civils, vieillards, femmes, enfants fuient la ville. Vers 8 heures du soir, le médecin arrive enfin à Zuydcoote et son camion se met à la queue des ambulances qui attendent déjà depuis des heures aux portes de l'hôpital.
Bâti en lisière des dunes, le sanatorium de Zuydcoote accueille depuis le vendredi 10 mai les blessés de Maubeuge et d'Arras, puis ceux de Belgique, enfin tous ceux qui affluent de Cassel et de Dunkerque. Après le 22 mai, toutes les formations sanitaires rescapées de la 1re armée s'y installent avec leurs véhicules et leur matériel, en particulier l'Hôpital Ordinaire d'Évacuation n° 14 (H.O.E. 14), ainsi que de nombreuses ambulances médicales et chirurgicales, compagnies auto-sanitaires, groupes sanitaires divisionnaires et divers services de Santé régimentaires.
Malheureusement, les moyens manquent. Dignes successeurs de leurs aînés de 14-18, les médecins militaires réalisent cependant l'impossible, sous les bombes et les obus. Trois équipes chirurgicales opèrent jour et nuit par roulement, dans huit blocs opératoires. Les immenses bâtiments étant pleins, des tentes sont dressées sur la pelouse. Dans la salle de triage, établie dans le grand amphithéâtre, sept cents à mille blessés attendent en permanence.
— Les blessés légers seront évacués par les navires.
— Et les autres ?
— Nous ferons ce que nous pourrons...
A Zuydcoote, dix mille blessés français, britanniques et allemands seront ainsi soignés et mille tombes nouvelles s'ajouteront d'un seul coup au cimetière de cette petite station balnéaire.
De retour à Dunkerque, qui continue de brûler, Hervé Cras rencontre un camarade qui lui annonce :
— Il paraît qu'on embarque ce soir sur l'Émile Deschamps, quai Félix Faure ou au quai d'Armement.
Le médecin se réjouit déjà à l'idée d'échapper au piège de Dunkerque, quand un autre ajoute :
— L'Émile Deschamps est une affreuse hourque ! C'est le frère du Saint-Philibert, celui qui a fait naufrage en 1931 à l'embouchure de la Loire parce qu'il était trop chargé !
L'Émile Deschamps risque fort de l'être aussi : avec les survivants du Jaguar doivent embarquer également les gens des transmissions et plusieurs autres équipages privés de bateaux, sans compter tous ceux qui cherchent à fuir par n'importe quel moyen.
L'embarquement se fait à 20h30. Les trois cent cinquante hommes qui devaient monter à bord sont au moins cent de plus, il y a même quelques femmes et un bébé.
— Larguez les amarres !
L’Émile Deschamps appareille et se fraye un passage au milieu 

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des épaves qui forment un véritable cimetière marin aux abords du port. La nuit tombe. On mouille, on repart, la navigation dans le Channel n'a jamais été si intense, des centaines de navires de tout tonnage, torpilleurs, cargos, barques de pêcheurs, font la navette dans ce pas de Calais parsemé de mines magnétiques.
Le mardi 4 juin 1940, le médecin Cras redescend de la passerelle. Il est 6 heures. Le navire est devant North Foreland, à six milles environ de Margate. Soudain un choc d'une violence inouïe frappe l'Émile Deschamps. Une énorme gerbe grise jaillit et retombe. En quelques secondes le navire a disparu.
Bien que blessé, Hervé Cras nage vigoureusement au milieu des débris. On le repêche et on le déshabille, car il est couvert de mazout.
En Angleterre, les nouveaux débarqués sont soigneusement filtrés de crainte de voir se glisser parmi eux des membres de la 5e colonne.
— Je suis médecin, affirme Cras.
— Ah, oui ? Prouvez-le !
— J'ai perdu mes papiers...
— Alors donnez-moi le nom de cet os du crâne...
Il s'agit d'un os minuscule que seul un médecin peut connaître. Cras s'exécute, on examine enfin sa blessure : 
— Vous avez une belle entorse. C'est tout.
Après un séjour de deux semaines en Angleterre, Cras rentre en France et cherche à rallier Brest pour se faire soigner. En plus de son entorse, il a une double fracture de la colonne vertébrale !
L'autocar qui le transporte est stoppé à un contrôle. Il n'a toujours pas de papiers. Heureusement, Cras aperçoit un de ses anciens matelots parmi les passagers du car :
— Tu me reconnais ?
— Bien sûr ! Que faites-vous ici ?
— Je te raconterai plus tard. En attendant, dis à ces messieurs qui je suis.
— Mais c'est notre toubib, voyons !
Le médecin pousse un soupir de soulagement. Après deux naufrages successifs, il redoute presque autant de perdre son identité que sa vie.
 



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Dictionnaire des Marins français

par Etienne TAILLEMITE

Paris, Éditions maritimes et d'Outre-mer, 1982

 

CRAS (Hervé-Pierre-Gabriel, dit Jacques MORDAL) 

Neveu du précédent, né à Evreux le 7 août 1910, fils du médecin général Charles Cras (1875-1959), il suivit la carrière paternelle et entra en octobre 1928 à l'École de santé navale de Bordeaux. Médecin de 2° classe en décembre 1930, il embarqua en 1934 sur l'aviso Ailette.

Médecin de 1e classe en mars 1935, il servit en escadre de l'Atlantique sur les contre-torpilleurs Audacieux et Terrible (1935-1937). Passé en 1939 sur les bâtiments de ligne Dunkerque et Strasbourg, il fut affecté en avril 1940 sur le contre-torpilleur Jaguar. Envoyé à Dunkerque pour y participer à la défense, ce bâtiment fut torpillé et coulé le 23 mai par une vedette rapide allemande. 

Transféré à Marine Dunkerque, Cras prodigua ses soins aux nombreux blessés et sa conduite, sous des bombardements incessants, lui valut une citation à l'ordre de l'armée de mer. Embarqué le 4 juin sur l'Émile Deschamps lors de l'évacuation du port, il sauta avec ce navire sur une mine magnétique et fut gravement blessé lors de ce second naufrage. 

Évacué sur l'Angleterre, il rentra en France pour embarquer en décembre 1940 sur le contre-torpilleur Albatros. Après un séjour à Oran puis à l'hôpital Sainte-Anne de Toulon en 1941, il fut nommé à Vichy au cabinet de l'amiral Auphan, Secrétaire d'État à la Marine, en avril 1942. 

Médecin de l'Inscription maritime à Dieppe en janvier 1943, promu médecin principal en octobre suivant, il fournit aux Alliés des renseignements qui justifièrent une nouvelle citation et termina la guerre avec les fusiliers marins au secteur maritime de Dunkerque. 

Adjoint au chef du Service de santé des gens de mer en septembre 1945, il embarqua en octobre 1948 sur le porte-avions Arromanches avec lequel il fit une campagne de deux ans en Indochine. 

Médecin en chef de 2e classe en janvier 1951, il servit à Paris au Service historique de la Marine. Médecin en chef de 1e classe en juillet 1957, il quitta le service actif en septembre 1969 et devint alors chef du Service des Études au Musée de la Marine. 

Une vocation d’historien née pendant les jours tragiques de Dunkerque amena Hervé Cras à publier, sous son nom ou sous le pseudonyme de Jacques Mordal, une œuvre considérable consacrée en majeure partie à la seconde guerre mondiale, dans laquelle la sûreté d'une information puisée aux meilleures sources s'allie à une grande objectivité et à un style très vivant. 

Parmi ses travaux, il faut citer : La 2° division de contre-torpilleurs à Dunkerque (1942), La campagne de Norvège (1949), A la poursuite du Bismarck, La bataille de Dunkerque (1948), Bir Hakeim (1951), La Bataille de Casablanca, Les Canadiens à Dieppe (1952), Marine Indochine (1953), Les forces maritimes du Nord (1955), La marine à l'épreuve (1956), La Marine française pendant la seconde guerre mondiale (1958 avec l'amiral Auphan), L'armistice de juin 1940 et la crise franco-britannique 1959), Narvik (1960), La guerre a commencé en Pologne (1968), Versailles ou la paix impossible (1970). 

Il s'est aussi intéressé à des périodes plus anciennes dans Connaissez-vous Jean Bart ? (1956), Vingt-cinq siècles de guerre sur mer (1959), La marine en bois (1978 avec L. M. Bayle). 

Historien de réputation internationale, titulaire du prix Gobert de l'Académie française, du grand prix de l'Académie de marine, membre de l'Institut d'études stratégiques de Londres et de l'Académie de marine allemande, Hervé Cras est également l'auteur de très nombreux articles parus dans la Revue des Deux mondes, la Revue maritime, la Revue de Défense nationale, la Revue historique de l'armée, les Écrits de Paris, etc. 

Il est mort à Paris le 2 novembre 1980 au moment où il achevait un gros ouvrage sur l'amiral Darlan.