Allocution de l'Amiral Auphan
lors de la messe
pour le repos de l’âme d’Hervé Cras
Paris, église ND de Grâce de Passy
7 novembre 1980
(à partir du manuscrit de l’amiral)
Chère France,
mes chers cousins et cousines,
Ce n'est pas seulement à titre de parent partageant la douleur familiale que je m'adresse à vous, mais il m’a semblé qu'une voix, si modeste soit-elle, manquerait à notre deuil si je ne venais rendre hommage ici, dans cette paroisse qui fut la sienne, à tout ce qu’Hervé Cras a été pour moi dans un attachement sons faille et à l’œuvre importante, malheureusement inachevée, que nous laisse son passage sur cette terre.
Quand je suis entré au Borda en 1911, il fallait avoir un correspondant à terre. Ce fut pour moi le jeune foyer du médecin de marine Charles Cras, dont le père était déjà réputé dans la même vocation. Hervé, lui-même futur médecin de marine, venait d’y naître. Avec son père et ses oncles, dont l’amiral Cras, plus tard avec Hervé lui-même, compte tenu du décalage d’âges, nos carrières dans la Marine se sont côtoyées jusqu’à se joindre au temps des épreuves, si bien que, de près ou de loin, je l'ai suivi du berceau à la tombe.
D’autres rappelleront ce qu'a été sa carrière active, fruit d'une longue hérédité maritime et des dons de l'intelligence et du coeur que le Seigneur a toujours généreusement dispensés aux Cras et dont l'héritage, confié maintenant à la génération montante, est plus nécessaire que jamais à notre Temps.
Pour ma part, avant que ma voix ne s'éteigne, je tiens à témoigner que Hervé Cras, deux fois coulé à Dunkerque en 1940 et grièvement blessé dans des conditions qui ne sont peut-être pas étrangères à sa fin prématurée, a incarné la vertu qui est sans doute la plus caractéristique de la Marine, la fidélité dans un dévouement total.
En plus des travaux et des recherches que la Marine lui a confiés, la passion de la vérité lui a fait publier plus de vingt volumes et une multitude d'articles qui, sans lui, auraient manqué à l'éclairage des événements qui ont pesé sur notre génération et qui lui ont valu, en Amérique, en Allemagne, en Angleterre une réputation internationale qui a rejailli sur l'institution tout entière.
Au XVIIe siècle , à ceux de son temps qui, à cause de leurs péchés, étaient tentés de désespérer de jamais atteindre leurs fins dernières qui ne sont pas moins que l'union à Dieu pour l’éternité, saint François de Sales, le meilleur peut-être des guides spirituels, confiant dans la grâce divine, répondait : « Encore que je me sente misérable, je ne me trouble pas, sentant que je suis une vraie bonne besogne pour la miséricorde de Dieu ». Que cette confiance nous soutienne comme elle l'a soutenu.
À Solesmes, où ses parents s’étaient fixés à la fin de leur vie, Hervé a pu entendre chanter les moines de l'abbaye.
« Seigneur, dit un des psaumes de l'Office de Prime, qui habitera sous votre tente ? c'est-à-dire, derrière l’image hébraïque, qui sera avec vous au Ciel ? ». C’est, répond le psalmiste inspiré, « celui qui pratique la justice, qui dit la vérité dans son coeur, qui ne calomnie pas avec la langue ». (Ps 14).
Ce verset de psaume pourrait servir de guide ou de devise aux historiens des temps difficiles. Aucune œuvre ne mériterait mieux cette citation que celle, véridique et pensée avec bienveillance, de notre très cher Hervé.
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Hervé Cras, notre ami
hommage par Luc-Marie Bayle
paru dans la revue « Cols Bleus »
15 novembre 1980, page 24
Tout petit, j'entendais chez moi des histoires concernant la Marine et d'où surgissait bien souvent le nom de cette extraordinaire famille Cras, famille de marins et d'artistes, de savants et de médecins, poètes, dessinateurs, mathématiciens, musiciens, entre autres ce commandant, puis amiral Jean Cras, l'inventeur de la règle, le compositeur du « Polyphème » joué pour la première fois à l'Opéra-Comique en décembre 1922... C'était l'oncle d'Hervé.
Hervé Cras, médecin de Marine, et déjà célèbre historien maritime sous le nom de Jacques Mordal, j'ai fait vraiment sa connaissance en 1958 au Service Historique de la Marine où il fut mon professeur et très vite mon ami.
Du médecin de Marine, je ne sais pas grand chose à part son entrée à l'Ecole de Santé navale à Bordeaux en 1928, puis ses faits d'armes pendant la guerre, ses embarquements au cours de la bataille de Dunkerque où il fut blessé et fit par deux fois son trou dans l'eau, torpillé avec le Jaguar d'abord le 23 mai 1940, et sautant sur une mine deux semaines plus tard avec le dragueur Emile Deschamps..., puis son action dans un réseau de renseignements sur les côtes de la Manche et son rattachement aux fusiliers marins devant Dunkerque à la fin de la guerre.
Certes il était médecin, mais il l'avait presque oublié et n'y faisait guère référence, surtout pas en ce qui concernait son propre état de santé qu'il qualifiait de joyeusement délabré et qui paraissait être - hélas - le dernier de ses soucis... Cela il ne voulait pas le savoir et son moral restait d'acier.
Non, lui, sa passion c'était l'histoire, l'histoire maritime, pas seulement celle qu'il avait vécue pendant la dernière guerre mais aussi celle de la marine de tous les temps.
Son long séjour au Service Historique de la Marine lui avait donné accès aux sources de renseignements de premier brin que sa bonne connaissance de l'allemand lui permettait de recouper avec ceux des services... d'en face. Aidé en cela par une assez prodigieuse mémoire, un profond sens marin et un bon sens tout bonnement hors de pair, il put écrire une longue série de plus de vingt-cinq livres dont les titres sont dans la mémoire de ceux pour qui l'histoire maritime est la base même, comme elle le devient de plus en plus, de l'histoire et du devenir du monde : « Dunkerque », « A la poursuite du Bismarck », « Bir-Hakeim », « Cassino », « 25 siècles de guerre sur mer », « Narvick »,... pour ne citer que quelques-uns d'entre eux.
Hervé Cras était de longue date un ami personnel de l'amiral américain Morison, le célèbre historien maritime. Il était membre de l'Institut britannique pour les études stratégiques depuis 1959 et membre de l'Académie de Marine allemande, dont il y a huit jours à peine, il recevait à l'hôpital le président qui avait tenu à le voir, ce vice-amiral Ruge, ancien chef d'Etat-Major de la Marine allemande, celui-là même qui, pendant la guerre, avait mis au point les mines magnétiques sur lesquelles l'Emile Deschamps avait sauté à Dunkerque ! Ah ! cette mer qui nous unit...
Hervé Cras... ses proches, ses innombrables amis, la Marine, le Musée, « Cols Bleus » le pleurent. Son séjour au Musée de la Marine a été un extraordinaire enrichissement pour cette maison dont il a été pendant huit ans le plus avisé et le plus impartial des conseillers.
Hervé Cras, c'était la gaieté, la fantaisie, la courtoisie même, et toujours la bonté totale, en profondeur comme en surface. Son caractère qu'il avait grand, et pas toujours commode car il ne pouvait imaginer de transiger avec la vérité -, son inaltérable probité intellectuelle, sa fidélité aussi aux chefs qu'il connaissait bien et auxquels il ne pouvait cesser d'accorder la confiance qu'il avait mise en eux en dépit du verdict des armes et des avatars politiques, tout cela ne pouvait aller sans obstacles... Mais il avait avant tout le courage de ses opinions. Cela n'est pas forcément donné à tout le monde, et c'est probablement une des raisons pour lesquelles je l'admire le plus. Kipling nous a bien dit cela : c'était un homme, mon fils !
Au revoir, Hervé. Je t'aime pour nous avoir toute ta vie donné la plus noble des leçons : avoir un cœur et savoir s'en servir.
Luc-Marie BAYLE